LA MESSE JAMAIS INTERDITE

[Paix liturgique] LA MESSE JAMAIS INTERDITE

RETOUR SUR LA REUNION CARDINALICE DU 16 NOVEMBRE1982

L’élection de Jean-Paul II, en 1978, a marqué un tournant d’une tentative de reprise en main dans le cours du post-concile, même si elle a été extrêmement timide*. Le 18 novembre 1978, un mois après son élection, à l’initiative du cardinal Siri, Jean-Paul II reçut Mgr Lefebvre en présence du cardinal Seper.

1981 : Le cardinal Ratzinger prend en main la question liturgique

L’infléchissement qui allait suivre fut largement dû au fait que Jean-Paul II appela à Rome l’archevêque de Munich, le cardinal Ratzinger, pour lui confier en 1981 le poste de confiance par excellence dans ces temps de grande confusion doctrinale de Préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la foi. L’Entretien sur la foi, que le cardinal publia en 1985, exposa sa pensée dans le domaine théologique et disciplinaire, résumée par le mot de « restauration » qui doit s’entendre – il l’expliquait clairement – dans un cadre conciliaire et non dans une visée involutive. En tout cas, pas expressément involutive.

En revanche, sur les questions liturgiques, la perspective d’un certain retour en arrière, existait clairement dans la pensée du cardinal. Il faut savoir que Joseph Ratzinger, ancien expert du cardinal Frings, archevêque de Cologne, une des hautes figures de la majorité conciliaire, avait lancé son premier signal d’alarme liturgique dans une conférence à Münster, en 1966, où il était alors professeur, puis un autre à Bamberg, au Katholikentag (le rassemblement des catholiques allemands organisé tous les deux ans), la même année. Il attaquait le « nouveau ritualisme » des experts en liturgie, qui remplaçaient les usages anciens par la fabrication de « formes » et de « structures » suspectes, le face-au-peuple obligatoire, par exemple. Pour la première fois de sa vie, l’ancien expert de la majorité à Vatican II s’entendit qualifier de « conservateur » (par le cardinal Döpfner). Nommé professeur à l’Ecole catholique de l’Université de Tübingen à la fin de 1966, il y assista au Mai 68 à l’allemande, c’est-à-dire à la marxisation d’une université (Ernst Bloch en dominait le corps professoral), dont l’Ecole catholique avait largement intégrée la théologie de démythologisation de Bultmann.

En 1969, il accepta un poste de professeur de théologie dogmatique et d’histoire des dogmes à Ratisbonne, en même temps qu’il était nommé membre de la Commission théologique internationale. C’est aussi à Ratisbonne qu’il se lia avec l’historien de la liturgie Klaus Gamber, resté fidèle à la messe traditionnelle. Là, sur les bords du Danube, l’attendait un nouveau choc après celui de la première étape de la réforme et de la révolution de 68 : l’achèvement du bouleversement liturgique. Certes, bien des aspects lui convenaient dans cette réforme, mais sa radicalité lui parut insoutenable, conforté qu’il était dans son jugement négatif par ses longues conversations, lors de promenades quotidiennes, avec son collègue Gamber. « On a détruit le vieil édifice pour en construire un autre », écrira-t-il plus tard.

C’est à ce moment-là que se cristallisa la pensée complexe de Joseph Ratzinger sur les choses liturgiques, celle d’un centriste fondamentalement conciliaire, mais attentif à la voix traditionaliste portée par des amis universitaires, le professeur Klaus Gamber, plus tard par le professeur Robert Spæmann et le professeur Heinz-Lothar Barth. C’est aussi à Ratisbonne, en 1977, que lui parvint sa nomination par Paul VI, de plus en plus effrayé par « la fumée de Satan dans l’Église », à l’un des plus importants sièges d’Allemagne, celui de Munich et Freising. Jean-Paul II l’en retirera pour l’appeler à la tête de la Congrégation pour la Doctrine de la foi, le 25 novembre 1981.

1982 : l’abrogation de l’ancien missel en question

Tout le monde avait pris la mesure de l’impossibilité de réduire la contestation de la réforme tant doctrinale que liturgique par toute une partie de l’Eglise, dont la plus haute figure était celle de Mgr Lefebvre, ancien archevêque de Dakar. Jean XXIII et Paul VI, « princes éclairés », avaient présidé à la fin du modèle tridentin pour l’Église romaine. Mais du coup, le corset disciplinaire tridentin ne contraignait plus personne, pas même les défenseurs de Trente, les traditionalistes.

Il n’est pas indifférent de savoir qu’Annibale Bugnini lui-même, exilé comme nonce à Téhéran, avait adressé en 1976 une lettre au cardinal Villot, Secrétaire d’État de Paul VI, dans laquelle il proposait que, restant sauve l’obligation de principe de la messe de Paul VI, la messe de saint Pie V fût célébrée, à certaines conditions, dans des églises déterminées pour les groupes ayant des difficultés avec le nouvel Ordo Missæ.

C’est précisément ce que Joseph Ratzinger, arrivé à Rome, proposa. Il organisa une réunion inter-dicastères au Palais du Saint-Office, le 16 novembre 1982, à propos de la question liturgique et de la question lefebvriste. Les participants à la réunion du 16 novembre 1982 étaient : le cardinal Sebastiano Baggio, Préfet de la Congrégation des Evêques ; le cardinal William W. Baum, archevêque de Washington ; le cardinal Agostino Casaroli, Secrétaire d’État ; le cardinal Silvio Oddi, Préfet de la Congrégation du Clergé ; le cardinal Joseph Ratzinger, Préfet de la Congrégation de la Doctrine de la foi ; Mgr Giuseppe Casoria, pro-Préfet de la Congrégation pour le Culte et les Sacrements. Tous les participants à cette réunion affirmèrent, étant donné que « l’on pouvait douter de la pleine validité juridique de l’abrogation de l’ancien missel », que le missel romain « ancien » devait être « admis par le Saint Siège dans toute l’Église pour les messes célébrées en langue latine ». En1982, soit 25 ans avant Summorum Pontificum ! .

1984 : Quattuor abhinc annos

Il fallut cependant attendre 1984 pour que la permission prît forme. Le 19 avril 1984 eut lieu une nouvelle réunion entre les cardinaux Casaroli, Ratzinger et Casoria.

Une lettre du cardinal Casaroli, Secrétaire d’État, du 18 mars 1984, au cardinal Casoria, Préfet de la Congrégation pour le Culte divin, lui demandait de préparer un décret en ce sens, en invoquant le précédent de la permission accordée par Paul VI pour l’Angleterre et le Pays de Galles en 1971, en précisant qu’« une absolue interdiction [du précédent missel] ne [pouvait] être justifiée ni du point de vue théologique, ni du point de vue liturgique ». Il en résulta la lettre circulaire Quattuor abhinc annos, de la Congrégation pour le Culte divin, du 3 octobre 1984, qui concédait aux évêques diocésains la faculté d’user d’un indult par lequel les fidèles qui le demandaient pouvaient bénéficier de la messe célébrée selon le missel romain en son édition typique de 1962.

Le cardinal Stickler révéla que le cardinal Ratzinger organisa en 1986 une nouvelle réunion de 9 cardinaux pour leur demander à nouveau si, à leur avis, la messe tridentine avait été ou non juridiquement abrogée : 8 sur 9 estimèrent que non, mais tous, à l’unanimité, convinrent qu’on ne pouvait pas interdire à un prêtre de la dire. En 1986, soit 21 ans avant Summorum Pontificum !

Quatre ans plus tard, en suite des consécrations par Mgr Lefebvre, sans mandat apostolique, de quatre évêques, NNSS de Galarreta, Tissier de Mallerais, Williamson, Fellay, le 30 juin 1988, un nouveau texte fut publié : le motu proprio Ecclesia Dei adflicta du 2 juillet 1988. Il décidait que les prêtres de rite traditionnel pouvaient constituer des instituts voués à la liturgie traditionnelle. Il créait une Commission Pontificale, la Commission Ecclesia Dei, de laquelle dépendraient ces instituts, et qui était également chargée de réguler les autorisations données par les évêques d’user du missel tridentin dans leurs diocèses.

Les prélats qui commencèrent, à partir de 1988, à accepter de célébrer occasionnellement selon le missel tridentin devinrent relativement nombreux. Un certain nombre d’entre eux apparurent bientôt comme des sortes de protecteurs de ce mode de célébration. Ainsi, pour ne parler que des cardinaux de Curie, on peut évoquer les cardinaux Oddi, Palazzini, Stickler, ensuite Ratzinger lui-même, Medina, Castrillón, et plus tard Burke, Rodé, Ranjith, Cañizares, Cordes, Sarah. Il est très remarquable que trois d’entre eux, Medina, Cañizares, Sarah, furent préfets de la Congrégation pour le Culte divin.

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Il faudrait encore attendre dix-neuf ans plus tard, le motu proprio Summorum Pontificum du 7 juillet 2007. Sous la pression d’une contestation qui n’a pu être jugulée, et qui était désormais entendue au plus haut niveau, le législateur en est venu, par étapes, à interpréter les prescriptions de Missale Romanum de 1969, comme non obligatoires.

* Nous nous sommes inspirés dans les propos qui suivent du livre de l’abbé Claude Barthe, La messe de Vatican II. Dossier historique, Via Romana, 2018.