Moralité de “croire” en des données scientifiques
17 janvier 2022, Saint Antoine Abbé
« Je crois en la science », « il faut croire en la science », telles sont les phrases qui résonnent aujourd’hui à tout bout de champ pour demander ou justifier son assentiment a priori à un ensemble de données “scientifiques”, y compris celles qui parfois ne peuvent être connues que par très peu d’experts et sur lesquelles eux-mêmes ne possèdent peut-être pas de certitudes. En effet, nous assistons aujourd’hui, sur fond d’intérêts stratosphériques, à la fusion d’une prétendue “Foi en la Science” avec l’émotivité savamment guidée par les rênes des médias, auxquels on voue un assentiment aveugle. Et c’est précisément ce même consensus médiatique, qui ne fait pas l’économie du recours à l’irrationalité hystérique, qui invoque sans cesse la “science”, comme couverture, à laquelle « il faut croire ». Les mêmes qui, en sophistes, il y a peu de temps encore, nous enseignaient que la “Science” (avec une majuscule) excluait toute croyance, surtout en Dieu, nous disent maintenant que nous devons « croire en la science », et certains ecclésiastiques sont même allés jusqu’à dire, dans un asservissement total aux pouvoirs mondains, que c’est un péché grave de ne pas obéir aux thèses actuelles “de la science”.
Comment est-il possible que le scientisme d’empreinte rationaliste se marie si bien avec l’émotivité d’inspiration immanentiste, et donc fort peu “rationnelle” ? La raison profonde de ce mariage réside dans la mort de la philosophie du réel, celle du bon sens sur laquelle se fonde la métaphysique classique, et dans le scientisme qui, depuis sa naissance à bien voir, a besoin pour survivre de l’immanentisme, c’est-à-dire de l’activité fervente du moi, créateur de réalité, qui remplace la métaphysique en réinventant le réel, recourant même aux mathématiques là où les mathématiques n’ont pas grand chose à dire. C’est ainsi que les traits du scientisme deviennent ceux d’une véritable religion, une religion révélée non pas par Dieu, mais par les organes qui “révèlent” la pensée correcte, exigeant l’assentiment et créant le consensus. Ce processus, qui en stricte logique est anti-scientifique, mériterait un long approfondissement. Dans cet article, nous nous concentrerons pour le moment sur l’affirmation désormais quasi dogmatique « Je crois en la science » et ses implications morales.
«Je crois…
Tout d’abord, « je crois ». Que signifie “croire” ? En restant à un niveau naturel et sans vouloir entrer dans le discours sur la foi infuse, qui n’est pas notre objet, nous pouvons dire que “croire” signifie soumettre l’intelligence à un objet qui n’est pas évident en soi ou évident en soi, mais pas pour celui qui croit.
A titre d’exemple, nous pouvons penser à notre date de naissance, ma mère a l’évidence que c’était le 3 janvier, moi pas. Je crois sa parole car elle sait avec certitude et ne me trompe pas. Cette certitude est appelée “evidentia in attestante”. C’est-à-dire que je fais confiance à celui qui atteste, qui a une connaissance directe et a l’évidence de ce qu’il affirme. Dans le domaine scientifique, ce même type d’assentiment est donné par celui qui croit le scientifique qui a réalisé une expérience dont le résultat s’est imposé avec une certitude absolue. Ce résultat est évident et certain pour ce scientifique mais pas pour l’étudiant, ce dernier le “croit” parce qu’il “a foi en lui”, et dans ce cas d’une manière prudente. Lorsqu’il n’y a pas de preuve certaine, même pour le scientifique la certitude diminue car il manque l’ “evidentia in attestante”. C’est le cas, par exemple, de ce qui se trouve au centre de la terre, une donnée qui n’est évidente pour personne et ne le sera pas avant longtemps. Si j’affirme qu’il existe un noyau incandescent, je le fais par foi. Cette foi naturelle dans une hypothèse scientifique, présente dans tous les manuels scolaires, est devenue un “consensus” peut-être crédible mais qui reste une hypothèse. Comme nous allons le voir, le savant qui l’a inventée n’y croit donc pas par “science” au sens strict. L’affirmation reste une hypothèse pour le scientifique et pour l’élève qui a décidé de croire en lui. Dans ce cas, par rapport au cas précédent, il y a au moins deux actes de foi, le premier est celui du scientifique envers sa propre théorie – toute fondée qu’elle soit – le second est celui de l’élève qui croit à son tour le scientifique. S’il y a une chaîne d’intermédiaires, les actes de foi se multiplient. Si toute une “communauté scientifique” a décidé de croire à une hypothèse qui n’a été démontrée par personne, il y a au moins autant d’actes de foi qu’il y a de scientifiques “qui croient” au noyau incandescent que personne n’a jamais vu, ni foré par des expériences de carottage, et qui demeure une simple hypothèse émise en raison de l’observation de certains “effets”. Ici, pour être complet, il convient de mentionner un phénomène fort peu scientifique : le scientisme ayant la prétention de donner des réponses à tout souffre de devoir se taire sur des questions fondamentales, il préfère ainsi, face à certains mystères de la nature qui n’ont pas encore été éclaircis, avoir foi en une hypothèse et si nécessaire uniformiser le consensus de la foi. Un peu comme ce que certains scientifiques ont admis il y a quelque temps : « Nous devons croire au darwinisme – même si les preuves sont rares – car sinon il ne reste que le créationnisme », mais comme la Création est une “hérésie” condamnée par leur dogme, on ne peut même pas y réfléchir…
Pour simplifier, nous pourrions dire que lorsque je n’ai pas l’évidence d’une hypothèse, lorsque je n’ai pas vu, connu, étudié et démontré personnellement cela, lorsque je n’ai donc aucun accès direct à la véridicité d’un tel énoncé, je peux choisir d’y “croire”. La chose n’est pas évidente pour moi, cependant, mon intelligence, la plupart du temps à cause de l’autorité et de la véridicité reconnue de celui qui me propose de croire une telle chose, par une intervention de ma volonté, se soumet et dit – sans en avoir évidence ou sans l’avoir démontré – « je crois », « je te crois », « j’y crois ». Qu’on remarque bien que croire par la foi naturelle, faire confiance à un témoin qui me communique quelque chose qui n’est pas évident pour moi est un processus non seulement légitime, mais nécessaire à la vie quotidienne et louable, lorsqu’il est fait d’une manière prudente. De la même façon, il serait absurde de vérifier chaque fois par des analyses chimiques ce que j’achète chez le boulanger : je fais confiance à celui qui est digne de confiance à la fois parce qu’il sait ce qu’il a mis dans le pain et parce qu’il a toujours bien agi et sans tromperie. La fiabilité du témoin est évidemment une prémisse fondamentale du fait de croire dans tout domaine, y compris le domaine “scientifique”.
…dans la science ».
Qu’entend-on par “science” ? Pour Aristote, qui part de ce qu’on appelle la “philosophie du sens commun” (cfr. “Pour une relance de philosophie pérenne”), la science est une connaissance certaine au moyen de la cause nécessaire. La science consiste à connaître les causes propres des choses. Dans un jugement scientifique au sens propre, on ne “croit” donc pas. On ne croit pas car soit on a une perception immédiate et évidente de la vérité, soit on a une démonstration rationnelle qui exclut tout doute. Je connais par les causes nécessaires, je sais que cette chose est nécessairement la cause de cette chose là et non d’une autre. Dans ce cas, nous parlons de la science proprement dite, et non de la foi. Je sais, je ne crois pas. Bien que l’aristotélisme n’exclue pas différents niveaux de rigueur dans la démonstration selon les différents domaines, la procédure proprement scientifique est celle où, à partir d’une chose connue, je parviens à la connaissance d’une chose qui ne m’était pas connue auparavant et où je connais la relation de cause à effet nécessaire entre les deux choses.
Du point de vue de certains modernes, mieux vaudrait dire pour le positivisme scientiste du XIXe siècle, largement dépassé, mais dont la rhétorique a du mal à mourir, la science n’est que la description des phénomènes par la méthode dite “scientifique”. En d’autres termes, en voulant atteindre l’objectivité des affirmations, après avoir observé un phénomène, on cherche à créer un modèle mathématique qui décrit le fonctionnement du phénomène dans certaines conditions, puis on vérifie le modèle par des expériences pour en éprouver la validité. Il est évident qu’une telle “connaissance scientifique” n’est pas un objet de foi. Je n’y crois pas, je le démontre. Personne ne conteste qu’elle soit vraie, on conteste seulement qu’en considération des “limites mathématiques” qu’elle s’impose elle sous-évalue trop les capacités abstractives de l’intelligences humaines face à d’autres types de connaissances et qu’en étant une “science de laboratoire”, si on peut passer l’expression, elle n’est valable que lorsque certaines conditions très précises peuvent être reproduites.
Il est vrai, cependant, que toutes les sciences, tout en restant de vraies sciences selon leur graduation et par rapport à leur objet et à leur méthode propres, ne peuvent pas être ramenées sic et simpliciter à l’évidence de la vérité et à une démonstration rationnelle nécessaire (conformément à la démarche aristotélicienne), ni à la méthode scientifique expérimentale avec sa réversibilité de vérification, sa reproduction en laboratoire, sa linéarité et sa clarté du recours aux mathématiques (conformément à la démarche du scientiste).
La physique expérimentale moderne nous rappelle aujourd’hui même que nous ne pouvons pas connaître directement de nombreux phénomènes, mais que nous ne pouvons que décrire approximativement leurs effets (que l’on pense à la description du comportement de l’électron). A cela il faut ajouter que des sciences comme la médecine et la biologie expérimentales ne peuvent être envisagées sur l’unique base de critères de nécessité des conclusions, en effet concernant ces sciences-là, on n’est pas en mesure de retrouver les “causes” de tous les “effets”, et on ne peut qu’émettre des hypothèses sans pouvoir “reproduire le phénomène” car il comporte souvent trop de “variants”.
Il existe plus d’une explication plausible, de sorte que lorsqu’il est nécessaire de choisir ou de construire un système d’étude, l’affirmation « je crois » peut aussi légitimement intervenir dans le processus d’étude. Elle peut intervenir précisément parce qu’il n’y a pas de science absolue au sens décrit ci-dessus, et qu’il est également nécessaire, dans des cas spécifiques, de supposer l’assentiment du « je crois ». Ce n’est pas rare du tout dans ce type d’étude, car il peut aussi être nécessaire de supposer une vérité pour pouvoir procéder. Dans ce cas, il s’agit d’une « attitude active de l’esprit qui formule à lui-même l’adhésion donnée à un énoncé, lorsque l’un ou l’autre des éléments requis pour la connaissance scientifique fait défaut », lorsque fait défaut « la certitude parfaite, qui exclut le risque d’erreur » et« l’évidence, capable de s’imposer à tous les esprits ». 1
Récapitulons : « l’esprit formule à lui-même l’adhésion à cette affirmation », autrement dit il “y croit”, le processus nous est donc interne, il ne s’agit pas d’un constat indiscutable de faits certains totalement extérieurs au moi. Par conséquent, plus il est nécessaire d’affirmer que « l’on croit en la science » pour défendre l’opinion donnée, plus on affirme que la thèse ne jouit pas de la certitude scientifique stricte, c’est-à-dire de la certitude de la connaissance par les causes nécessaires si l’on est aristotélicien, ou de la vérification par la méthode scientifique si l’on veut se limiter au vieux modèle positiviste. Dans les deux cas, devoir dire « Je crois en la science » revient à affirmer que nous n’avons pas la certitude que nous avons dans d’autres domaines de la science.
Alors, l’assentiment donné dans ce cas « exprime un choix entre une affirmation et une négation possibles, ou entre plusieurs énoncés possibles ». Il s’agit donc forcément du choix volontaire d’une opinion. Nous soulignons que volontaire ne signifie pas arbitraire, mais que l’intelligence seule, dans ce cas, n’est pas en train simplement de constater une vérité évidente, mais que la volonté, après avoir évalué un ensemble de facteurs, doit intervenir en faisant son libre choix dans un sens. Et cela parce que nous sommes dans le domaine de la croyance-opinion, qui « comporte en elle-même le risque de l’erreur, dans la mesure où elle est insuffisamment fondée du point de vue expérimental ou rationnel, et ce risque est nécessairement reconnu par celui qui opine »2. Il faut donc le reconnaître, ne pas mentir à son intelligence et admettre la nature non évidente de l’affirmation.
Moralité de “croire” aux données scientifiques
Il s’agit donc souvent, même dans le domaine “scientifique”, de l’opinion de tel ou tel savant, qui – s’il est honnête – doit admettre qu’il a lui-même fait un choix volontaire en faveur d’une opinion, même si elle est la plus probable ; l’opinion du savant est ensuite proposée à la personne qui, n’ayant pas étudié directement l’hypothèse, pourra à son tour (n’étant pas un dogme de foi infuse nécessaire au salut éternel) choisir de croire ou non, sur la base de critères qui reposent sur la compétence du découvreur, sur l’honnêteté intellectuelle dont il a fait preuve au cours de sa vie et aussi sur son désintéressement économique, sur son immunité face aux logiques de carrière, de prestige ou de chantage, autant de facteurs qui augmentent sa crédibilité.
Et cela parce que la fiabilité du témoin dans cette matière est capitale. Donc, puisqu’il n’y a pas d’évidence, pour celui qui, comme Aristote, garde les pieds sur terre et veut faire un choix moralement bon, il faut aussi – et c’est vraiment “scientifique” – se demander : le témoin est-il intéressé ? M’a-t-il montré dans leur intégralité les études qui l’ont conduit à ces conclusions ? S’il soutenait la thèse inverse, serait-il exclu de l’université ou de son emploi ? Est-ce qu’il propose comme “certain” ce qui est encore “incertain”, et est donc intellectuellement malhonnête ? Est-il possible que certains scientifiques, même s’ils sont nombreux, puissent être influençables, surtout si des intérêts considérables sont en jeu, ou sont-ils sous la coupe du pouvoir ? Y a-t-il eu des répressions qui ont pu conditionner la liberté du scientifique ? Le dit consensus de la “communauté scientifique”, surtout si l’étude est à l’état embryonnaire, est-il réel car il résulte d’études irréprochables, ou est-il aussi le résultat de ceux qui contrôlent le “consensus émotionnel des masses” ?
Ces questions ne peuvent certes pas entrer dans un “modèle mathématique” ou un “taux d’incidence”, mais elles sont véritablement scientifiques car ma connaissance par les causes, si elle doit “croire” une donnée scientifique, doit aussi s’interroger sur la crédibilité et donc le désintéressement du témoin. Ce n’est que de cette façon que mon acte de croire sera prudent. Ce qui a été dit – pour ceux qui sont restés ancrés dans la philosophie réaliste et ne rêvent pas d’un savoir scientifique qui aurait des réponses à tout et tout de suite sous forme d’algorithme – est encore plus vrai dans les premières années qui suivent une découverte. En particulier dans le cadre d’expérimentations dans le domaine médical, sachant que notre connaissance du fonctionnement du corps humain a ses limites, sans parler du système immunitaire. Certaines découvertes acquièrent, sinon une scientificité absolue, du moins une plus grande crédibilité lorsqu’elles ont été éprouvées par le temps. Ma “foi”, non pas dans la science – ce qui ne veut rien dire – mais dans un traitement médical spécifique qui est maintenant établi parce qu’il a porté de bons fruits à long terme, est devenue une “foi raisonnable” avec le temps. Et même “tellement raisonnable” qu’il serait imprudent de ne pas y croire, compte tenu des nombreuses confirmations qui nous sont parvenues au fil des ans. Mais le contraire est également vrai : d’un point de vue moral, il pourrait être gravement imprudent, et ce pourrait même être un péché grave de crédulité – s’il y a pleine advertance – de donner son assentiment imprudemment, c’est-à-dire sans les vérifications nécessaires. Surtout si nous avons un rôle de scientifique, de médecin ou de gouvernant, avec de graves responsabilités sur celui qui nous écoute ou nous obéit.
En conclusion, je peux croire tel ou tel scientifique pour des raisons fondées et non émotionnelles ou d’utilité, mais dire « je crois en la Science » ne veut rien dire. Il n’existe pas un credo dans la Science, il y a la possibilité d’attribuer une crédibilité plus ou moins grande à un savant ou à un autre concernant une déclaration spécifique. Le reste n’est que cette émotivité irrationnelle intimement liée au scientisme positiviste du XIXe siècle mentionné plus haut, qui, ayant renié la métaphysique classique, tente, lorsqu’il manque de certitudes, de les imposer “à coups de majorité”, réelle ou fictive.
Don Stefano Carusi