[Disputationes theologicae] Les États pontificaux et les corps intermédiaires (Troisième et dernière Partie)

Les « Communaux », les Communautés agraires, les Confréries

Dans le panorama multiforme offert par l’État pontifical, la répartition de la propriété foncière présente de nombreux aspects communs avec les administrations contemporaines de l’Ancien Régime, mais, compte tenu des particularités du territoire, elle présente dans certains cas des évolutions singulières.

En étudiant l’organisation des « communaux » (usi civici dans l’original italien, ndt) et des terres en propriété collective, il faut noter qu’un traitement général s’avère réducteur, les diversités environnementales susmentionnées ayant entraîné l’adaptation des usages à la géographie.

Sur l’ensemble du territoire des États pontificaux, le droit à la propriété foncière collective était reconnu ; tous les habitants de la communauté exploitaient de vastes étendues de terre et exerçaient le droit de pâturage, de coupe du bois et, dans certains cas, de semailles pour les besoins de la famille. Cette forme particulière de tenure agraire devait son existence à la nécessité de protéger les pauvres. Elle permettait, dans une société agricole, à ceux qui n’avaient rien de survivre, de posséder de petits troupeaux et de les faire paître sur les terres communes, de se chauffer, de cuisiner et d’utiliser le bois des forêts publiques, de chasser et de pêcher dans les montagnes et les lacs qui n’étaient pas soumis à une législation purement individualiste e capitaliste de la propriété.

En retraçant l’histoire de ces droits, certains en font remonter l’origine à la culture féodale, d’autres vont jusqu’à les rattacher à la transhumance des troupeaux des peuples de l’Italie pré-romaine. Mais l’hypothèse la plus raisonnable semble la plus évidente, retenue ab antiquo et formulée par le cardinal Giovanni Battista de Luca1 au début du 19ème siècle : la raison d’être de l’existence de la propriété commune, à côté de la propriété privée, est inhérente au droit naturel. Elle trouve ses origines lointaines dans la nuit des temps, depuis que les hommes ont ressenti le besoin de la propriété privée, mais ont aussi reconnu la nécessité de l’usage collectif de certains biens. La conception du Cardinal s’inscrit dans la doctrine chrétienne de la richesse, donnée par Dieu à l’humanité pour qu’elle vive et prospère, mais non pour que quelques-uns s’en emparent à leur profit exclusif.

Les premiers documents attestant de l’existence de biens communs dans les États de l’Église remontent au XIIIe siècle et concernent Sezze, Pérouse, Orvieto. A Velletri, l’émergence des structures de la commune est attestée par la présence des « procuratores silvae » qui administraient les forêts communales2. De l’autre côté des États, à Bolognola et Visso, dans les Apennins de l’Ombrie-Marche, la propriété collective, est attestée dans le premier de deux cas par un document daté de 13533, « elle couvre jusqu’à 70% du territoire communal, constitué de forêts et de pâturages. L’élevage des moutons et l’exploitation des bois, principales ressources des populations montagnardes, reposent essentiellement sur la propriété collective»4. Ce type d’exploitation était répandu dans de nombreuses localités de l’Italie centrale et permettait aux moins aisés d’élever des moutons et des cochons5. Souvent, l’exploitation réglementée de ces ressources fut à l’origine de la naissance d’une conscience communautaire, qui allait investir même de très petites localités et allait contribuer à la naissance de nouvelles municipalités.

Dans une grande partie des marais Pontins, la pêche était pratiquée dans les étangs et les cours d’eau appartenant à la municipalité ; de même, le droit de chasse sur les terres publiques offrait la possibilité d’attraper du gros gibier dans les forêts et du gibier d’eau dans les lacs6.

À côté de la propriété collective, les « communaux » (usi civici) ont perduré jusqu’à l’époque moderne; selon de Luca, ils permettaient à certaines communautés ou au baron d’exercer le ius pascendi sur des terres privées à certaines périodes de l’année. Dans certains cas, l’origine de ces droits pouvait remonter à l’époque de la cession par la communauté ou par le seigneur féodal de portions de terre, en réservant toutefois le droit de pâturage et de coupe du bois. Si le cédant était la Communauté, tous les habitants jouissaient des privilèges conservés, c’était les pâturages dits « de jure dominii« . Dans le cas des pâturages « de jure cessionis« , c’était un particulier qui cédait le droit de pâturage à la Communauté, qui le transférait ensuite à ses membres. Mais le cas le plus répandu était celui des pâturages « de jure civico » ou « consuetudinario« , qui remontaient à une tradition immémoriale, selon laquelle les habitants des communautés avaient le droit de faire paître leur bétail sur les terres privées, baronniales, communales, ouvertes (non clôturées) et non cultivées ; ce droit était parfois étendu aux terres après la récolte, après la fauche du foin et dans les bois lorsque trois ans s’étaient écoulés depuis la coupe7.

Selon Antonio Coppi, dans ses écrits de 1842, les « communaux » (dans ce cas le ius pascendi) concernaient dans les États de l’Église environ 300 000 rubbie de terre (environ 554 000 hectares), soit environ 13,27 % de l’ensemble du territoire ; mais la situation était beaucoup plus marquée dans le Latium où, selon les données de Nicolaj (les chiffres datent du début du XIXe siècle), dans la délégation de Frosinone le phénomène touchait environ 43% du territoire, dans la délégation de Viterbe plus de 50%, mais dans les limites communales de Bagnaia, Barbarano Romano, Bieda, Vetralla et Viterbe il dépassait 85%, s’élevant à 97,8% pour la seule capitale8.

Dans les Marches, peu après la chute du gouvernement papal, il y avait 351 communautés agraires et 22359 terres sous domination collective9.

Dans de nombreux cas, les associations agraires étaient chargées de gérer les priorités et les attributions, de défendre et de réglementer les droits acquis avec des statuts spéciaux, elles portaient les noms de Comunanze, Comunità, Università. Ce sont ces institutions qui veillaient à ce que le paysage agraire ne se transforme pas en une kyrielle de troupeaux. Elles empêchaient les abus et les vexations et, surtout, elles défendaient avec acharnement un usage qui permettait de nourrir des milliers de bouches, en favorisant l’émergence d’un sentiment d’appartenance et la protection du bien commun d’un territoire.

Aux XVIIIe-XIXe siècles, sous l’impulsion des « Lumières » et des nouvelles théories libérales de l’économie, l’idée de l’abolition des « communaux » (usi civici), au profit de la jouissance exclusive du propriétaire, avança10. Dans les États ecclésiastiques, les nouveautés ne firent que susciter un débat et conduisirent Pie VII à promulguer des réformes dans le domaine de l’agriculture et du commerce des céréales. A ce sujet, le pape Chiaramonti a toujours opéré les changements avec la prudence nécessaire. Un contemporain, le duc Odescalchi explique que le pape ne voulait pas courir le risque de « modifier un système qui avait déjà réglé depuis si longtemps pacifiquement la culture des provinces suburbaines, ni de dépouiller de nombreuses communautés et de nombreux barons d’un droit, peut-être nuisible au bien public, mais qu’ils avaient acquis de la manière la plus légale, soit du prince, soit de ceux qui en avaient joui avant eux »11. Petronio commente : « On avait ainsi tenté de concilier renouvellement et conservation, besoins productivistes et garantie des structures constituées »12.

La Notification de 1849 visait à encourager une culture céréalière plus intense sur les terres appropriées. Mais, même cette mesure modérément innovante (dont l’application, non seulement était facultative, mais ne pénalisait pas excessivement les communautés, garantissant aux bénéficiaires des « communaux » une compensation en terres pour ce qu’ils avaient perdu)13, n’a pas eu de grands effets. En 1884, après une enquête dans les ex-territoires pontificaux, la situation semblait, de l’avis d’un ministre libéral, décourageante14.

Pour analyser le phénomène, il faut considérer que le gouvernement pontifical avait été extrêmement sensible aux doléances des populations et lorsque, comme dans ce cas, les associations paysannes des communautés avaient fait appel à la bienveillance pontificale pour réviser la loi, le Pape avait freiné son application « de peur que les populations rurales ne se trouvent privées du minimum vital»15. Cette analyse est confirmée en 1887 par le député Giovanni Zucconi qui n’est certainement pas suspect de sympathies envers le gouvernement papal16.

Après l’unité italienne, les parlementaires eurent moins de scrupules à bousculer les costumes séculaires : les exigences du capitalisme libéral de la fin du XIXe siècle bouleversèrent l’ordre agraire et social des territoires qui n’étaient plus pontificaux

La loi du 27 avril 1888 se révéla « faillible et néfaste (une loi de classe, parce avantageuse seulement pour les propriétaires…). Elle provoqua de violentes réactions paysannes à cause des indemnités trop faibles qui n’étaient presque jamais accordées en terre, et à cause de l’absence de possibilités d’affranchissement en faveur des bénéficiaires»17. Seuls de modestes vestiges des anciens « communaux » furent conservés, ce qui eut pour effet d’exacerber le malaise social18 et de créer un terrain favorable à l’émigration et à l’émergence du social-communisme.

Au Parlement, pour défendre les plus démunis, la voix même du député Franchetti s’était élevée. Le 15 décembre 1887 il avait pris la parole pour défendre les droits des associations agraires et avait fustigé ses collègues. Selon le rapport des actes parlementaires il avait affirmé que « l’école classique d’économie […], ferme dans sa seule distinction entre capitalistes et travailleurs »19 ressentait « une antipathie instinctive pour les entités hybrides, telles que les communautés d’usagers dans lesquelles l’individu disparait et qui ont pour but d’assurer un bénéfice à une catégorie de personnes en tant que telle ». Dans sa défense désespérée de ces « corporations de pauvres », il avait déclaré : « c’est une véritable dépossession que vous consommez avec cette loi : vous pouvez bien trouver le moyen d’indemniser les usagers en tant qu’individus, mais en tant que classe, ils restent dépossédés ; c’est une catégorie de personnes qui, par des moyens ordinaires, n’ont aucune manière de se nourrir, qui trouvent dans cette richesse commune du pays un moyen de subsistance supplémentaire, qui les empêche de mourir de faim. Vous leur retirez cet avantage et, en le leur retirant, vous ne leur donnez rien en retour. Et quand vous aurez aussi indemnisé les usagers actuels des droits que vous abolissez, vous aurez créé pour les générations futures une classe de prolétaires qui n’existe pas aujourd’hui » 20.

Les Confréries de l’Urbe à la défense des catégories sociales

Les rues et les places de Rome, épargnées par les démolitions de la période post-unitaire et du Ventennio, témoignent encore d’une réalité sociale qui s’est également exprimée dans l’urbanisme. Les palais des princes romains se mêlent aux masures des gens du peuple, souvent intercalés d’une chapelle ou d’un oratoire où des personnes de toutes conditions se réunissaient à des dates précises pour solenniser une fête, pour célébrer le saint patron céleste d’une catégorie de travailleurs, pour assister spirituellement et économiquement les pauvres, les prisonniers et les condamnés à mort, ou encore pour commémorer une date importante qui rappelait la lointaine patrie.

Les confréries étaient très nombreuses, il pouvait s’agir d’associations de compatriotes ou de métiers, dédiées à des pratiques de piété ou d’assistance, parfois caractérisées par un authentique esprit de corps qui, dans le tempérament romain, se transformait aussi en rivalité innocente. Tous, nobles et plébéiens, ecclésiastiques et commerçants, pouvaient porter un même uniforme et un même emblème, distingués seulement par les signes des fonctions occupées par chacun au sein de l’association.

Retracer l’histoire de toutes les confréries romaines est une tâche ardue, mais évoquer leur activité est important pour comprendre la vie quotidien d’un monde qui s’exprimait comme un chœur qui chante à plusieurs voix.

Les théories sur l’origine des confréries sont partagées : certains les font remonter à l’aube de la civilisation, d’autres situent leurs premiers balbutiements à la fin de l’âge apostolique, d’autres encore associent leur naissance aux collegia funeraticia (associations reconnues par les autorités romaines qui, en tant que propriétaires de tombes, garantissaient à leurs membres le droit à une sépulture privée), d’autres enfin estiment qu’il est raisonnable de n’en parler qu’à partir du Moyen-Âge.

Leur activité dans le domaine de la charité et de l’assistance est rarement niée, mais leur fonction de protection juridique et administrative des catégories sociales ou nationales est souvent négligée ou ignorée. L’importance qu’elles ont eue dans l’ancien régime n’a pas suscité l’intérêt des historiens comme elles le mériteraient, notamment parce que ce qui était souvent une influence charitable auprès des puissants plutôt qu’une ingérence dans l’administration, par sa nature même, laisse moins de traces dans les archives.

Il ne faut pas oublier l’impétuosité avec laquelle l’ascendant de ces corporations s’est manifesté sur la scène politique romaine à la mort de Cola di Rienzo en 1354. Rome fut plongée dans un conflit civil dont les membres de la baronnie furent les protagonistes. Avec une détermination exemplaire, les membres de la Compagnia dei Raccomandati della Santa Vergine intervinrent et, forts du consensus et de l’estime inconditionnelle du peuple romain, ils pacifièrent la ville, imposant Giovanni Cerrone comme gouverneur du Capitole et soumettant la ratification de cette nomination au Pape (alors en Avignon)21.

Ces associations ont toujours eu la considération de la population et, dans les moments les plus graves, fortes de l’esprit de corps susmentionné, elles ont exercé leur influence sur les puissants du jour, constituant, dans les moments d’égarement et de désordre, un fort rappel à la concorde de la cité. Pour confirmer l’importance de leur rôle dans les États catholiques de l’ancien régime, il faut rappeler que les confréries ont constamment partagé, avec les ordres religieux, la haine des révolutionnaires, les ennemis du trône et de l’autel identifiant toujours en l’un et l’autre un ennemi dangereux ; partout où arrivaient les « Lumières » ou les jacobins en herbe, que ce soit dans la Toscane léopoldienne ou dans la France de la Terreur, on persécutait les confréries, objet d’une rancœur réservée aux pires adversaires.

Dans la Rome papale, l’association en confréries était si importante qu’elle rassemblait et protégeait sous une même bannière tous ceux qui immigraient dans la capitale de la chrétienté depuis les différentes parties du monde. Les confréries dites nationales permettaient à ceux qui avaient une origine commune de célébrer avec leurs compatriotes des anniversaires particulièrement chers, d’observer leurs propres traditions et, dans la ville de la langue latine, de conserver l’usage de leur propre langue.

L’archiconfrérie des Saints Ambroise et Charles des Lombards, distincte de celle des habitants de Bergame22, ou celle de Saint Jérôme des Slaves, qui protégeait les exilés slaves de l’invasion turque, se développèrent ; celles de Saint André des Bourguignons, de Saint Julien des Belges, de Saint Yves des Bretons, du Saint-Suaire des Piémontais, du Saint-Esprit des Napolitains, et celles des Lucquois, des Siciliens et des Espagnols prospérèrent.

Les franchises accordées permettaient même à un condamné à mort étranger de faire appel à la confrérie de son pays, afin que celle-ci lui procure une grâce ; la confrérie de Saint-Benoît et de Sainte Scolastique « fondée au profit des Nursini à Rome »23 avait le privilège de libérer un condamné à mort de ce diocèse d’Ombrie. Nursie, cependant, se trouvait en territoire papal mais, comme nous l’avons mentionné dans le chapitre précédent, les communautés de l’État bénéficiaient d’un « traitement diplomatique » similaire à celui réservé aux autres États souverains.

Les habitants de Nursie n’étaient pas les seuls sujets pontificaux à jouir du privilège d’une confrérie nationale : les Bolognais se réunissaient sous la protection des Saints Pétrone et Dominique, les habitants des Marches invoquaient Notre-Dame de Lorette, les habitants de Cascia vénéraient Sainte Rita, les habitants de Camerino se retrouvaient dans l’église des Saints Venanzio et Ansovino, sur les murs de laquelle figurait l’épigraphe Nationis Camertium.

Les confréries avaient partagé avec les guildes médiévales la défense des prérogatives de certaines catégories de travailleurs et, surtout dans la capitale, elles avaient hérité de leurs fonctions et les avaient développées. Presque tous les métiers avaient leur propre corporation confiée à la protection d’un Saint ; les travailleurs étaient ainsi unis et défendus, alliant pratiques pieuses et esprit d’appartenance. Les Archiconfréries de Santa Maria della Quercia des Bouchers, St Eloi des Ferrailleurs ou Saint Grégoire des Maçons étaient très actives, mais même les métiers les moins répandus pouvaient s’enorgueillir d’une confrérie, comme celle de Sainte Barbara des Artificiers, dont les membres, dans un état pacifique, s’attachaient davantage à saluer les processions par des salves de canon qu’à tirer sur les armées. La confrérie des Cuisiniers et des Pâtissiers, ou la confrérie des Imprimeurs placées sous la protection des Docteurs de l’Église, ou celle des Apprentis tailleurs, distincte de celle des Tailleurs, ou encore la confrérie des Saints Blaise et Cécile des Matelassiers où « ceux qui en dehors de la confrérie avaient une position supérieure, pouvaient se trouver dans l’organisation hiérarchique de la confrérie en subordination à un employé de leur propre atelier »24.

Il y avait aussi les universités et les collèges des Vendeurs de poulets, des Tisserands, des Fabricants de macaroni, des Éleveurs de vaches, des Épiciers, des Vendeurs de légumes, des Négociateurs des marchandises qui arrivaient par le Tibre25, des Constructeurs de bateaux, des Vendeurs de poissons ou celui des Peintres et des Sculpteurs, devenu plus tard l’Académie de Saint Luc, tout cela montre bien que l’image de Rome comme ville de parasites ne vivait que dans les pamphlets protestants.

Saint Philippe Neri, « le troisième apôtre de Rome », fonda en 1536 une confrérie pour assister les pèlerins du Jubilé : l’Archiconfrérie de la Très Sainte Trinité des Pèlerins et des convalescents. Dans son siège du quartier de la Regola, on pouvait voir des princes et des cardinaux laver les pieds gonflés des pèlerins ou mendier du pain et du vin pour les pauvres, le visage nu et sans capuchon, dans un exercice extraordinaire d’humilité réservé aux premiers citoyens de Rome. Lors du jubilé de 1575, l’Archiconfrérie accueillit 144913 pèlerins tout en continuant à s’occuper de ses 21000 convalescents, et offrit 365000 repas. Le vainqueur de Lépante, le prince Marc’Antonio Colonna, et le Pape lui-même servirent à table. Un concours de charité fut lancé parmi la noblesse romaine et, en 1649, le prince Ludovisi donna « un traitement public à 12000 femmes »26. Une attention particulière était accordée aux pèlerins d’Inde, d’Arménie et de Syrie, qui, après les difficultés du long voyage, trouvaient un accueil chaleureux dans l’Urbe.

Les confréries tenaient alors le rôle dévolu aujourd’hui à « l’État-Providence ». Elles remplissaient efficacement leur mission, puisque la capitale de l’État pontifical se targuait d’avoir un hôpital pour 9363 habitants, alors que Londres en avait un pour 4073727.

L’Archiconfrérie des Douze Apôtres, chère à Saint Ignace de Loyola, ouvrit, à la demande du cardinal Barberini, une pharmacie qui distribuait des médicaments à ceux qui présentaient un certificat du curé attestant de leur pauvreté.

L’État ne dédaignait pas de céder une parcelle de souveraineté, en laissant les administrateurs de la confrérie de Sainte-Elisabeth, chargée de la gestion du grand hôpital de Saint-Sixte percevoir la gabelle sur le bois et l’impôt sur les cartes à jouer. Pour subvenir aux dépenses de la structure, un boiteux parcourait la ville en s’appuyant sur un aveugle, tous deux demandant l’aumône et, après avoir reçu l’offrande, dans une Rome catholique mais pas moralement obtuse, le donateur se voyait remettre du tabac à priser sur une coupelle d’argent28.

Les prisonniers étaient pris en charge par l’Archiconfrérie de Saint Jérôme de la Charité. Les statuts stipulaient que « pour le soin de tous les prisonniers, la Confrérie paierait un médecin, un chirurgien et un barbier pour les soigner et les aider dans leurs maladies naturelles » ; il était du devoir des confrères de surveiller la qualité de la nourriture et la quantité de viande donnée aux prisonniers. Un prélat était désigné pour les visiter et apporter les confidences de la famille sans l’intervention des juges29.

La confrérie des Sacconi Rossi était chargée de récupérer les morts noyés dans le Tibre et de les enterrer à ses frais, en partageant cette œuvre pieuse avec les frères de Santa Maria ad Orazione e Morte ; à l’occasion d’une crue du fleuve, les confrères vinrent jusqu’à Ostie pour recueillir les corps emportés par le courant et les préserver de l’outrage des animaux. Mais, les besoins n’étant pas seulement d’ordre naturel, la Confrérie secourait aussi les âmes de ceux qu’elle avait trouvés sans vie, en faisant célébrer des messes en suffrage pour ces malheureux inconnus.

L’unification de l’Italie sonna le glas des confréries. Le 18 février 1890, un parlementaire déclara : « Je ne perdrai pas beaucoup de temps au sujet des confréries et autres institutions semblables. On ne peut reconnaître un caractère d’utilité publique à des organismes qui, à quelques exceptions près, ont pour objet de réaliser le spectacle des fonctions religieuses, causes et effets du fanatisme et de l’ignorance, de régler le droit de préséance dans les processions, de défendre les prérogatives d’une image contre une autre, de fixer le mode et l’heure des offices, de régler les sonneries de cloches, les tirs de pétards, etc. Les inconvénients moraux, politiques et sociaux auxquels elles donnent lieu dans l’exercice de leur action sont continuels et graves. Elles sont en un mot plus nuisibles qu’utiles à la société »30. La loi de suppression fut approuvée le 20 juillet 1890, condamnant 11707 confréries31. L’État effaçait l’empreinte catholique de l’assistance publique, s’emparait des hôpitaux, des églises et du mobilier, et dispersait un patrimoine artistique et historique d’une importance indéniable. Luigi Huetter, historien et chantre de la Rome condamnée à disparaître, écrit à propos de la suppression de ces anciennes confréries : « elles avaient eu une habileté et une beauté indiscutables. Devant la loi, elles avaient souvent interprété le bon sens populaire. Contre le blasphème et le crime, elles signifiaient la prière, la foi, le sacrifice. Dans le choc des factions, au milieu des puissants oppresseurs, elles retenaient toutes les classes sociales sous une bannière identique devant l’autel commun. Les pratiques extérieures elles-mêmes paraissaient en accord avec cette époque. Ces pénitents encapuchonnés chantant des litanies à la lueur des torches impressionnaient les âmes simples. Tout le monde pliait le genou devant les frères inconnus. Ces arcanes religieux où le deuil et la mort tenaient une si grande place laissaient un peu de douceur dans les esprits et permettaient d’entrevoir un voyage d’espérance. Mais la mentalité libérale professait que l’évolution des temps exigeait la disparition des confréries, qu’elles soient bonnes ou mauvaises »32.

La fin de « l’État par corps intermédiaires »

Haïs et calomniés autant que son dernier Pape-Roi, les États de l’Eglise formés au cours des siècles sur les ruines fumantes de Rome, s’étendant du Pô au Liri, avaient donné à la Ville Éternelle la grandeur de ses basiliques et l’intimité de ses quartiers.Dans la partie du « Bel Paese » qu’ils administraient, les États Pontificaux avaient permis l’émergence d’un paysage agraire et d’un réseau de villes inégalé. Arrivés à leur crépuscule, ils avaient transmis à l’Italie nouvelle les traditions communales et la société ordonnée par corps intermédiaires qui avaient fasciné les voyageurs du Grand Tour par leur harmonie et qu’une administration centralisatrice s’apprêtait à balayer.

A l’entrée des Bersaglieri, on sait que Rome resta immobile, étonnée, incrédule. Au bout de quelques jours, les nouveaux barbares, les « buzzurri« , comme le peuple romain appelait les libéraux qui venaient d’arriver, se mirent à marteler les blasons pontificaux, à éventrer le centre historique, à démolir églises et palais, à couvrir l’ancien temple de l’Aracoeli de la masse blanche du Vittoriano, de sorte que la toile de fond de la Via del Corso ne fût pas un édifice chrétien. Sur les ruines de la Rome des Césars et sur le tissu urbain de la Rome papale, on imaginait la construction de la « troisième Rome », selon les aspirations de Mazzini, et pour édifier laquelle il fallait d’abord produire d’abondantes ruines.

La destruction de l’ancienne conception de la souveraineté n’épargna aucun aspect de la vie en commun. Autrefois, dans les États pontificaux, l’impératif était la construction de la Civitas Christiana, dans le respect des préexistences et des droits acquis; désormais, le seul credo était l’idolâtrie de l’État.

Au nom du soi-disant bien public, les pouvoirs des gouvernants s’étendirent de manière démesurée. Les parlementaires s’arrogèrent le droit de supprimer les ordres religieux et les confréries, de leur refuser le droit de posséder. Les caisses du gouvernement italien, qui s’amenuisaient, furent comblés par le vol des biens de l’Église et des pauvres. Même les tableaux de la Renaissance et les toiles des grands maîtres, arrachés à leur lieu d’origine, prirent le chemin du marché des antiquaires, pour ne plus témoigner dans tous les coins du pays de ce lien séculaire entre religion catholique et mécénat artistique, entre autonomie locale et prospérité passée. Le peuple devait changer ses coutumes et ses traditions par décret royal : plus de processions ni de fêtes populaires, mais uniquement des célébrations de héros improbables du Risorgimento. C’est ainsi que s’imposait « l’État nouveau », celui que les despotes gouvernent le mieux parce qu’il est désorienté et sans racines.

Don Stefano Carusi

1 M. Caffiero, L’erba dei poveri. Comunità rurale e soppressione degli usi collettivi nel Lazio (secoli XVIII-XIX), Roma 1982, pp. 19 e ss. Le texte est remarquable pour le travail de recherche effectué et pour quelques observations intéressantes sur l’histoire économique et sociale, en tenant compte du fait que l’orientation de l’auteur est très éloignée de la nôtre.

2 J. C. Maire Vigueur, Comuni e Signorie in Umbria Marche e Lazio, op. cit., p. 332.

3 A.A. Bittarelli, L’economia integrata silvo-pastorale-boschivo-laniera negli usi civici del 1353 e negli statuti del 1654 a Bolognola, in « Atti e memorie della deputazione di storia patria per le Marche« , ser.VIII, IX, 1975 pp. 315 e ss.

4 J. C. Maire Vigueur, Comuni e Signorie in Umbria Marche e Lazio, op. cit., p. 332-333.

5 Ibid., p. 333.

6 Ibid., pp. 334, 335.

7 M. Caffiero, op. cit., p. 19-20.

8 Ibid., p. 20-21.

9 M. S. Corciulo, Il dibattito parlamentare sulla legge 24 giugno 1888, in P. Falaschi (ed.) Usi civici e proprietà collettive nel centenario della legge 24 giugno 1888, Atti del convegno in onore di Giovanni Zucconi (1845-1894), Camerino 1991, p. 95.

10 Depuis 1776, dans le Grand-Duché de Toscane, la législation de Léopold avait initié une forte réduction des usages civiques qui s’est poursuivie au siècle suivant. Cf. L. Acrosso-G. Rizzi, Codice degli usi civici, Rome 1956, pp. 533 et ss.

11B. Odescalchi, in ASRm (Archivio di Stato Sez. di Roma), Congregazione economica, 68/3 cité dans U. Petronio, Qualche spunto sulla questione demaniale in Italia prima della legge Zucconi, in P. Falaschi (ed.) Usi civici e proprietà collettive nel centenario della legge 24 giugno 1888, Atti del convegno in onore di Giovanni Zucconi (1845-1894), cit. p. 68.

12U. Petronio , op. cit., p. 68.

13 Cf. L. Acrosso-G. Rizzi, op. cit., p. 496 et ss. Le texte peut également être consulté pour la législation de la République romaine sur les « communaux » (usi civici), en particulier le décret du 3 février 1849 ; la Notification de Pie IX, plus prudente, est datée du 29 décembre 1849.

14 Pour une analyse de la position de Bernardino Grimaldi, partisan convaincu de l’abolition des usages civiques et ministre de l’agriculture du gouvernement Depretis, voir P. Grossi, Un altro modo di possedere. L’emersione di forme alternative di proprietà alla coscienza giuridica post-unitaria, Milan 1977, passim.

15M. S. Corciulo, op. cit., p. 87.

16 P. Falaschi (ed.), Usi civici e proprietà collettive nel centenario della legge 24 giugno 1888, Atti del convegno in onore di Giovanni Zucconi (1845-1894), op. cit., passim.

17 M. Caffiero, L’erba dei poveri, op. cit., p. 113, note 50.

18 Sur la situation des paysans dans le Latium après l’Unité, cf. A. Caracciolo, Il movimento contadino nel Lazio (1870-1922), Roma 1952 ; G. Pescosolido, Usi civici e proprietà collettive nel Lazio dalla Rivoluzione Francese alla legislazione dello stato italiano, in « Nuovi Annali della Facoltà di Magistero dell’Università di Messina« , 5 (1987).

19 M. S. Corciulo, op. cit., p. 93.

20 Atti parlamentari, Camera dei Deputati, Legisl. XVI, II sessione, 1886 – 87 citati in M. S. Corciulo, Il dibattito parlamentare sulla legge del 24 giugno 1888, cit., pp. 93, 94.

21 Statuti della Ven. Arciconfraternita del Gonfalone, tipografia poliglotta della S.C. di Propaganda Fide, Roma l888 ; cf. aussi E. Dupré Theseider, Roma dal comune di popolo alla signoria pontificia, (1252-1377), Istituto di studi romani, storia di Roma XI, Bologna 1952.

22 Les Bergamasques étaient réunis dans la Confraternité des saints Barthélemy et Alexandre.

23 M. Maroni Lumbroso, A. Martini, Le confraternite romane nelle loro chiese, Roma 1963.

24 Ibid., pp. 74-75.

25 Médiateurs dans le commerce des produits arrivant à Rome par voie fluviale, il convient de mentionner l’importance économique des ports de Ripetta et de Ripa Grande sur le Tibre, qui ont tous deux disparu entre la fin du XIXe siècle et le début du siècle suivant.

26 Cenni storici sulla Ven. Arciconfraternita della SS Trinità de’ Pellegrini e Convalescenti di Roma, Roma tipografia F. Caputi, 1917 ; M. Maroni Lumbroso, A. Martini, op. cit., p. 427.

27 V. Faraoni, A. Mencucci, Vita del venerabile Pio IX, Roma 1952.

28 , M. Maroni Lumbroso, A. Martini, op. cit., pp.143,144.

29 Ibid., pp. 149-154.

30 L. Huetter, Le Confraternite. Misteri e riti religiosi delle pie associazioni laiche di Roma dalle origini a oggi (réimprimé par D. Paradisi) ), Roma 1994, pp.34-35.

31 Ibid., p. 34.

32 Ibid., p. 36.