29 septembre 2022, Saint Michel Archange
/image%2F1495572%2F20221202%2Fob_832ecb_pol-lorenzetti-buon-governo-00.jpg)
« Allégorie des effets du bon et du mauvais gouvernement«
Ambrogio Lorenzetti – Palazzo Pubblico de Sienne
Le mondialisme maçonnique d’aujourd’hui propose, ou plutôt “impose” un modèle de gestion du monde, dans lequel la notion même d’“État”, d’“organisation étatique”, de “chose publique” sont dissous, liquéfiés et refondus dans une idée informe au service de la grande finance internationale et de ceux qui la manœuvrent comme “instrumentum regni”. Sans racines, sans identité, sans religion, sans roi, sans aristocratie, sans même le peuple et sans même – si cela était possible – la terre que nous avons sous les pieds. On construit un monde fondé sur la dissolution de toute certitude naturelle et surnaturelle et sur un idéalisme qui voudrait abattre toutes les frontières et toutes les limites de l’être créé.
Face à cette dérive, nous proposons le texte d’une conférence donnée il y a une vingtaine d’années au congrès de Controrivoluzione de Civitella del Tronto, sous le titre Lo Stato Pontificio e i corpi intermedi(Les États pontificaux et les corps intermédiaires). Les indications intemporelles contenues dans l’histoire de l’État catholique par excellence, répondent en partie à la crise déclenchée par l’ “étatisme” d’aujourd’hui.
L’idée centrale, dont nous verrons l’application pratique dans l’histoire de l’administration des États pontificaux, est celle qu’Aristote et saint Thomas avaient déjà illustrée : on n’applique pas une idée à la réalité en déformant cette dernière pour garder intacte l’idée préconçue. On lit la réalité qui se présente à nous – et qu’un Autre a créée avec ses propres règles – et seulement ensuite on cherche le meilleur système pour la gouverner, en la dirigeant vers son bien objectif. C’est ainsi que les deux grands penseurs, même si saint Thomas exprime sa préférence pour la monarchie pour sa plus grande ressemblance au gouvernement divin, n’absolutisent aucun modèle administratif, mais nous disent que la forme monarchique, aristocratique ou démocratique peuvent toutes être bonnes, pourvu qu’elles répondent au caractère et à la tradition des peuples gouvernés. De plus, ces adaptations administratives stratifiées dans le temps, s’adaptant à la diversité des réalités, peuvent souvent constituer une richesse à maintenir. En d’autres termes, il existe des peuples et des territoires qui doivent être gouvernés différemment parce que – tout simplement – ils sont différents. Il n’y a pas de modèle unique de gouvernement à reproduire en série, il y a des peuples, des histoires, des territoires, des cultures. On n’impose pas des systèmes d’en haut, on constate des réalités.
Il existe aussi au sein de l’État des réalités sociales qui lui sont naturelles et constituent pour le gouvernant à la fois un soutien et une limite qui doivent être respectées. Il s’agit de ces entités qui sont comme les membres d’un corps que le chef ne peut couper sans nuire gravement au bien-être de l’organisme tout entier, des entités qui ne remplacent pas le chef, mais que le chef ne peut supprimer ou modifier selon ses caprices, car ce n’est pas à lui de les inventer. Il les constate ou à la limite en favorise la naissance, laissant prospérer les inclinations de la nature. Ce sont les “corps intermédiaires”.
Cette étude tend à montrer comment l’Église a déployé sa sagesse millénaire dans l’administration des territoires qui lui étaient soumis « in temporalibus », en s’appuyant sur les applications pratiques du principe décrit plus haut. Elle ne prétend pas à l’exhaustivité, mais tente de fournir quelques éléments de réflexion en précisant que ce qui est proposé présuppose d’abord la défaite de l’apostasie actuelle.
Les fruits du bon gouvernement, de la richesse, de l’épanouissement du savoir et des arts dans les États pontificaux n’ont pas besoin d’explication pour quiconque connait l’histoire. Une des causes de cette si grande prospérité réside en partie dans l’exercice de la souveraineté par des corps intermédiaires, une approche très éloignée de la déification absolue de l’État et du droit positif et de l’uniformisation absolue du mondialisme d’aujourd’hui. Pour comprendre concrètement la distance qui sépare ces deux mondes, nous concentrerons notre regard sur trois aspects. Le premier est le rapport entre l’autorité centrale et le territoire, il implique l’exigence d’unité autour du gouvernant dans le respect des particularités et des autonomies des gouvernés, réunis eux-mêmes dans d’autres sociétés qui ne doivent être ni phagocytés ni dissoutes, mais respectées. Le deuxième point concerne l’aspect économique de la conception de la propriété foncière et son utilisation à la fois pour la prospérité de l’État et la protection des pauvres. Au-delà de la conception certainement datée, qui voyait la richesse principalement dans la terre, l’œil attentif et non idéologique pourra discerner l’approche économique d’un ordre qui vise à observer la justice et la charité, dans la recherche légitime du bien-être y compris économique, mais sans affamer les pauvres. Le troisième point porte sur le travail d’agrégation, et d’assistance réalisé par les corps de métier et les confréries, qui unissaient et organisaient les couches de la société autour de tâches précises et s’incarnaient dans le territoire, de manière à être un véritable et efficace ciment de la société, prenant soin de tous.
I Les prémisses historiques
Au cours des Ve-VIIe siècles après J.-C., après le déplacement du siège impérial à Constantinople et le transfert progressif de l’aristocratie sénatoriale vers le Bosphore, Rome se présentait comme une ville provinciale en décadence; à l’exception de l’exemple de Justinien, le désintérêt des empereurs était tel qu’il alarmait les contemporains; les seules autorités concernées par le sort de la ville étaient les évêques de l’Urbs, qui avaient assumé un rôle de catalyseur en raison de leur prestige[1].
L’intervention des Pontifes suppléait souvent aux absences impériales, au point que l’approvisionnement de la ville en denrées, l’annone, en vint à être supporté par les greniers de l’Église ; le rôle traditionnel d’assistance aux pauvres se confondait ainsi avec les tâches que le pouvoir civil était incapable d’accomplir [2].
Les évêques romains, bien qu’exerçant de véritables fonctions gouvernementales, réaffirmèrent constamment leur loyauté envers l’Empereur, au point de l’implorer, souvent avec véhémence, de s’occuper de l’Occident avec plus de sollicitude, et Grégoire le Grand, en 593, « dénonça avec angoisse le vide laissé par le Sénat » [3].
Au cours de la première moitié du VIIIe siècle, la situation commença à devenir intenable : les Lombards d’Astolphe menaçaient Rome, dans le désintérêt total de Byzance, qui était par ailleurs effectivement impuissante […]. En 756, Pépin III le Bref, roi des Francs, au terme de sa campagne victorieuse en Italie, donnait les territoires envahis par les Lombards au Prince des Apôtres, « à saint Pierre et par lui au Pontife régnant et à ses successeurs à perpétuité »[4]. Le document (donatio) et les « claves portarum civitatum » [5] furent déposés sur la Confession de Saint-Pierre : par cet acte on prouvait que la transmission avait eut lieu. Charlemagne, en confirmant la donation de son père, mentionnait la limite septentrionale des territoires donnés, de Luni dans le nord de la Toscane (« Luni cum Corsica ») à Monselice en passant par Parme et Reggio, il remettait au Pontife une vaste portion de l’Italie qui comprenait, outre l’Italie centrale et le Sud avec les trois grandes îles de la mer Tyrrhénienne, mais également Venise et l’Istrie ; cependant la question des frontières, notamment celles du nord-est, a suscité dans le passé chez les juristes, aujourd’hui chez les historiens, des controverses qui ne sont pas encore apaisées [6].
L’assentiment impérial à la donation fut réaffirmé par Louis le Pieux en 817 et par le Privilegium d’Othon Ier en 962 ; l’empereur Henri II en 1020 confirma également l’œuvre de ses prédécesseurs. Si l’on peut émettre des doutes quant au pouvoir des premiers rois francs de donner des territoires byzantins, on ne peut en dire autant des derniers exemples mentionnés [7].
Les États pontificaux émergeaient lentement dans une situation de grande incertitude et d’instabilité. Les pontifes étaient confrontés à un territoire à peine sorti des ruines des invasions barbares, frappé par le désintérêt des empereurs byzantins et que les empereurs germaniques s’apprêtaient à délaisser pour longtemps. Pour aggraver la situation, s’ajoutèrent au cours des IXe et Xe siècles les incursions des Sarrasins (870, 910) depuis leur base du Garigliano et les invasions des Hongrois (927, 937, 942), événements à l’origine du phénomène d’enchâtellement de toute la campagne romaine. Mais, dans la mesure du possible, les Papes cherchèrent constamment à maintenir le tissu urbain romain, favorisant ainsi l’élan communal qui allait marquer la grande floraison du Moyen Âge en Italie centrale.
[1] G. Arnaldi, Le origini del Patrimonio di S. Pietro, dans Storia d’Italia, dirigé par G. Galasso, Turin, v. VII, t.II, p15 et ss. Les fonctionnaires byzantins étaient présents à Rome jusqu’au VIIIe siècle, mais leur influence réelle sur la politique de la ville était marginale : cf. O. Bertolini, Roma di fronte a Bisanzio e ai Longobardi, dans Storia di Roma (ed. Istituto di Studi Romani), Bologna 1941, v. IX.
[2] Ibidem, p. 38 et ss. ; pour la gestion des patrimoines ecclésiastiques, cf V. Recchia, Gregorio Magno e la società agricola, Roma 1978.
[3] Ibidem, p. 16. Même par la suite, les Papes, à « l’exception notable de Grégoire III, avaient toujours veillé à ce que la défense de l’orthodoxie et la nécessité même de contenir les Lombards ne portent pas atteinte à leur ligne de loyauté absolue [envers l’Empire] », Ibidem, p. 114.
[4] Ibidem, p. 119, 120.
[5] Ibidem.
[6] Pour la question complexe des confins, cf. Arnaldi, op. cit., p. 127 et ss. Les textes des donations sont dans A. Theiner, Codex diplomaticus domimi temporalis S. Sedis, recueil de documents pour servir à l’histoire du gouvernement temporel des Etats du Saint-Siège extraits des archives secrètes du Vatican, Rome 1861.
[7] Des doutes subsistent parmi les spécialistes quant à la légitimité du geste de Pépin; selon certains, il n’avait aucun pouvoir reconnu sur les terres données, formellement encore byzantines, comme Charles ne l’avait pas non plus en 781. Ce dernier, après son couronnement impérial en 800, ne voit son pouvoir sur l’Occident reconnu par son collègue byzantin qu’en 812. Par commodité, l’appellation de « Roi » a également été donnée à ceux qui étaient plutôt des chefs de peuples.
Don Stefano Carusi
II Villes pontificales et périphéries : une souveraineté médiane
18 novembre 2022, Dedicazione delle Basiliche di S. Pietro e S. Paolo

Au cours des XIe-XIIIe siècles, on assiste à l’émergence généralisée d’autonomies municipales, dont les statuts l’emportent presque toujours sur les ordres féodaux. Il convient de rappeler que la tradition urbanocentrique de l’Italie n’a jamais faibli et que la densité des évêchés, donc des villes, était particulièrement élevée en Italie centrale[1]. 1] Dans la période en question, les papes n’avaient pas le contrôle total du territoire et, grâce à l’exercice d’une « autorité médiatisée par des communautés et des institutions juridiques qui insistaient, à leur tour, sur le territoire et qui avaient avec le pouvoir central (…) des relations très diversifiées impliquant de toute façon une certaine bilatéralité »[2], les Communes ont prospéré et un « processus de reconstruction d’une territorialité centrée sur la ville a été déclenché, qui n’a pas de termes précis de comparaison dans d’autres zones de l’Europe »[3].
La consolidation de l’État ecclésiastique verra, pour citer des exemples significatifs, l’engagement de Grégoire VII, l’esprit de décision d’Innocent III et de Boniface VIII, « mais les cités-États, note-t-on, sont plutôt incorporées aux États régionaux que subsumées et transformées ; les ordres territoriaux des communautés de vallée, des centres mineurs, des seigneuries territoriales sont respectés par un pouvoir politique central qui a une attitude constatative à l’égard des institutions établies sur le territoire, prend acte de leur existence, et assume leur protection (« le souverain gardien ») »[4]. Dans le processus de renforcement des États régionaux, la géographie politique préexistante n’est pas bouleversée, mais elle est respectée et reconnue comme ayant une fonction fondamentale, respectant cette idée de souveraineté typique du Moyen Âge, qui cède de larges pouvoirs à des « corps intermédiaires » : « dans l’État pontifical, la territorialité des villes sujettes (capitales sujettes mais encore et toujours provinciales, avec de larges pouvoirs juridictionnels et fiscaux) conservait un poids très important, destiné à durer à bien des égards jusqu’à la fin de l’Ancien Régime »[5].
En 1309 commence la période de la « captivité d’Avignon » pour l’Église. Les papes en résidence forcée à Avignon doivent se soumettre à la lourde tutelle de la monarchie française. Dans les grandes villes de l’Italie pontificale, suite à une pratique répandue, quelques familles vont profiter de la situation. Les dominations papales verront fleurir un nombre extraordinaire de seigneuries qui régneront sur des territoires de taille moyenne à des titres divers, s’improvisant despotes provinciaux ou protestant, en quête de légitimité, comme seigneurs féodaux du Saint-Siège. L’ère seigneuriale verra l’exaspération de l’orgueil des villes hégémoniques ; l’orgueil des Communes avait été endémique dans les siècles précédents grâce à la tolérance des Pontifes, maintenant ces capitales aux campagnes étendues, qui avaient érigé d’austères Palais Civiques pour leurs places et des clochers flamboyants pour leurs Cathédrales, se sentaient à toutes fins utiles des capitales, après la Ville, à laquelle elles reconnaissaient, dans la sphère temporelle, une primauté presque plus d’honneur que de fait.
En 1353, le cardinal Aegidius d’Albornoz arrive sur les terres de l’Église en tant que légat et vicaire général d’Innocent IV ; la tâche du cardinal est de ramener à l’obéissance les villes et les institutions qui ont abusé à l’excès de la distance des papes ; en deux ans, le légat réussit l’œuvre extraordinaire de faire reconnaître la suprématie papale dans le patrimoine toscan, le duché de Spoleto et la Marche. Le grand mérite d’Albomoz et la cause de son succès rapide était « une attitude dépourvue de rigidité doctrinale ». Il n’y avait pas de modèle fixe de subordination municipale » [6].
Au printemps 1357, le cardinal fait promulguer les Constitutiones Aegidianae, « qui sont restées en vigueur, au moins en partie, dans l’État de l’Église jusqu’en 1816″[7], dont l’esprit imprégnera à l’avenir toutes les relations entre le pouvoir central et les institutions périphériques. Les Constitutiones codifient un modèle d’ordre administratif qui, à long terme, portera des fruits abondants ; le Cardinal ne veut pas s’immiscer dans les diverses formes de gouvernement local qu’il rencontre ; en l’absence d’interdictions ou de contre-indications précises, les différenciations, surtout si elles découlent de traditions spécifiques, ne sont pas considérées comme un élément d’entrave à la consolidation de l’État.
En lisant le texte, on constate que « les laudabiles et antique consuetudines »[8] ont été ajoutés à la législation albornozienne, à condition qu’ils ne soient pas « a jure prohibite »[9]. De même, les « statuta ordinamenta, decreta aut municipales leges »[10] étaient bienvenus, à condition qu’ils ne soient pas « contra libertatem ecclesiasticam vel contra constitutiones generales nostras »[11].
Le principe du respect des coutumes et traditions locales a été sanctionné, à condition qu’elles ne portent pas atteinte aux droits de l’Église.
En ce qui concerne l’organisation interne des communes, il faut noter qu’il est presque impossible de donner une image unitaire de la situation dans les dominions pontificaux, précisément à cause de la pratique susmentionnée, car les réalités administratives, loin d’être imposées d’en haut, se sont forgées en fonction des caractéristiques géographiques et de peuplement, et ont varié selon les moments historiques ; il existe des formes de démocratie directe, de gouvernement aristocratique, de participation mixte « bourgeoise » et noble, de législation anti-magnétique avec exclusion de la noblesse de la magistrature ou, plus tard, de type podestar.
À partir du XIIIe siècle, les Arts, associations qui regroupent les membres des métiers et défendent leurs intérêts dans les domaines législatif et fiscal, prennent un pouvoir croissant[12]. Le droit coutumier a fini par avoir sa codification au sein des sociétés municipales avec des ordonnances qui protégeaient les différentes composantes sociales à travers un système corporatif et qui veillaient aux intérêts des populations de la campagne à travers une représentation territoriale capillaire[13].
De nombreuses communes avaient connu, au XIVe siècle, des issues seigneuriales, en vertu desquelles un régime monocratique, dirigé par une famille, s’était établi dans les villes et territoires sujets ; même dans ces cas, l’Albornoz avait accepté le statu quo, se limitant à exiger des actes de soumission plus formels que réels. À la fin du XVe siècle, la poussée seigneuriale touche à sa fin et, pour le Saint-Siège, commence le long chapitre de la récupération des territoires enfeints, du passage des villes, de la domination médiate du seigneur local, au statut de villes subiectae immédiates, c’est-à-dire dépendant directement du Siège romain. Ici aussi, avec une politique invétérée, le pouvoir central n’a pas osé et n’a pas voulu soumettre les communautés de l’État, qui au cours des siècles avaient démontré une extraordinaire capacité d’autogestion, sans turbulences excessives[14].
Avec les villes, le retour à la domination papale directe est convenu mais pas imposé ; dans le cas d’Urbino, il sera attendu pendant des décennies[15]. Dans le même temps, le respect des coutumes et de l’autonomie était garanti, les lois locales étaient protégées et la faculté d’en promulguer de nouvelles était accordée, et le droit de déterminer de manière autonome la composition de la classe dirigeante était reconnu, au moment de la dévolution et dans les années à venir[16]. La perspective était de laisser les grands centres continuer à exercer le rôle de capitales de leur territoire ; dans certains cas, le Saint-Siège alla jusqu’à accorder le maintien du titre d' »État » ; souvent, cette reconnaissance dura jusqu’à la chute du pouvoir temporel des papes, démontrant que l’ampleur des concessions n’était pas un impératif dicté par les contingences, mais une véritable ligne d’intervention[17]. L’existence d’un ensemble d’États mineurs, dont la survie était garantie au sein d’une structure plus large, était reconnue et, en retour, les bénéficiaires étaient invités à reconnaître l’absolutisme du pouvoir temporel, qui ne doit pas être interprété dans le sens de l’absolutisme royal de l’époque moderne, comme dans les États protestants ou dans la France de Louis XIV, mais plutôt dans le sens médiéval de summa legibusque soluta potestas[18] du Pontife, selon lequel le souverain, voyant les choses d’en haut, doit administrer en vue du véritable bien commun et, pour cette raison même, n’est pas tenu à une conformité servile et légaliste à chaque norme juridique. Il n’est pas soumis aux lois positives (il est absolutus, c’est-à-dire » dissous « , » libre « ), mais il les adapte ou les corrige lorsqu’elles font obstacle au bien, il les applique ad mentem legislatoris, ayant dans le droit naturel et révélé ou dans le droit coutumier les limites de son pouvoir régalien.
Du point de vue d’un « État d’États », Rome n’était pas une ville dominante, sauf pour son attrait spirituel et parce qu’elle était la résidence du souverain (on ne trouve rien de semblable en Europe, mais pas même dans la République de Venise, l’État florentin ou le duché de Milan)[19].
Le pouvoir central se limitait à envoyer des représentants à la périphérie, mais gardait toujours ses sphères d’intervention distinctes, non seulement à l’égard des magistratures des villes, mais aussi à l’égard des pouvoirs religieux locaux ; lorsque le pontife envoyait des cardinaux légats ou des prélats gouverneurs, on évitait toujours de chevaucher l’autorité de l’évêque local ; dans l' » État du pape « , l’évêque avait des fonctions pastorales, tandis que les occupations temporelles étaient la prérogative des légats pontificaux[20].
20] Des pactes sont conclus entre le pouvoir central et la périphérie, dans lesquels les « gouverneurs » envoyés et les corps de ville collaborent à la bonne gestion des affaires publiques, dans le respect réciproque de leurs rôles ; le « gouverneur » n’est pas un plénipotentiaire (les appels à la Sacra Consulta ou à la Congrégation de bon gouvernement à son encontre seront très fréquents)[21], et les magistrats municipaux ne sont pas des oligarques despotiques ; au contraire, une sorte de dyarchie est créée dans les capitales, qui cherche à se garantir contre les excès et les abus.
La liberté des citoyens reposait sur des gouvernements locaux dont les membres étaient choisis, selon les lieux et les époques, par les familles aristocratiques du territoire ou par l’ensemble de la population urbaine ayant des droits de citoyenneté, par les capitaines des arts ou par les trois catégories mentionnées ; dans certains cas, le gouvernement local était confié aux maires, excluant parfois la noblesse féodale, dans d’autres cas, ceux qui s’occupaient des « arts mécaniques » ou ceux qui pratiquaient l’agriculture sur leurs propres terres étaient également admis dans les magistratures[22].
Le modèle qui se généralisera est celui du patriciat, les magistrats sont élus ou issus d’un noyau de familles inscrites dans des registres spéciaux, il constitue un corps ouvert et les nouveaux admis sont souvent cooptés selon un « ius proprium », en complète autonomie par rapport au souverain, qui se limite souvent à ratifier les règles des statuts civiques. Les associations professionnelles sont représentées dans les conseils, tout comme les communautés du contado continuent à avoir leur mot à dire et, en cas d’événements extraordinaires, également les chefs des ordres religieux, appelés en tant que personnes de sagesse et d’expérience[23].
Grâce à cette élasticité, le Saint-Siège, au cours de deux siècles (XVe-XVIe siècles), a réussi une entreprise apparemment désespérée, la récupération d’un territoire soumis à des villes rebelles ; Un projet certainement plus ardu qu’ailleurs, car le pouvoir central n’avait pas de continuité dynastique et de lignées familiales, la papauté était une fonction élective, le pontife disposait d’une cour, la Curie romaine, cosmopolite et variée, et, facteur extrêmement influent, le souverain ne disposait pas « in toto, comme dans les États protestants, du patrimoine ecclésiastique »[24]. Ce dernier, dans l’univers catholique, était soumis à des règles coutumières stratifiées, qui voyaient un maquis d’institutions propriétaires, allant des confréries aux ordres de possesseurs, des cantines d’évêques aux bénéfices paroissiaux, des canonicats aux aumôneries. Il était donc impossible, si tant est que quelqu’un y ait pensé, d’orienter l’exploitation économique de ce capital vers le renforcement du sommet de l’État, comme ce fut le cas à l’époque moderne avec les princes protestants, qui avaient confisqué les biens ecclésiastiques et les géraient de manière autocratique.
Plus la tâche était difficile, plus la patience et la prévoyance des pontifes se sont avérées fructueuses : Les actions de force, qui auraient affaibli et épuisé ces villes, qui constituaient au contraire l’épine dorsale et la richesse de l’État, sont limitées ou presque interdites ; l’autodétermination locale est largement laissée de côté, dans la conscience que personne n’aurait pu mieux administrer un territoire qui allait des marais du Pont à ceux de Ferrare, des forêts de Toscane aux collines féroces de la Marche, de Bénévent à Avignon, si ce n’est les forces locales, qui avaient prospéré sur la base de relations et de coutumes plus que séculaires.
Ce soin apporté au traitement de leurs sujets a entraîné une saison de richesse et de prospérité, au cours de laquelle les avantages se sont multipliés pour les gouvernés et les gouvernants : Montaigne, Montesquieu et Goethe s’émerveillent du réseau urbain dense des provinces pontificales, plus de cent villes, dont la moitié avait un siège épiscopal avant l’an mille, de la présence d’une « deuxième ville » comme Bologne, de l’autosuffisance des communautés locales « du point de vue des structures d’assistance et des amortisseurs sociaux : hôpitaux, œuvres de charité, monti di pietà et frumentari, annona (…) ». …) les activités liées à l’échange et à la distribution de marchandises (foires et marchés) […] la gestion de grande importance dans l’économie agraire (comunanze, domini collettivi) ou liées au gouvernement hydrologique du territoire (pensons à la régulation des eaux intérieures dans les régions de Ferrare et de Bologne) « [25].
La vivacité de la vie culturelle des villes est encore lisible aujourd’hui, ce qu’un tel système de gouvernement a permis depuis le Moyen Âge jusqu’aux productions artistiques de la Renaissance, du Baroque et du XVIIIe siècle. La floraison des théâtres et des cours, des musées et des bibliothèques, des académies littéraires et scientifiques, des collections publiques et privées témoignent d’une opulence passée. De même, la réalité provinciale constituait, pour l’administration centrale, un réservoir de juristes, formés dans certaines des plus anciennes universités, l’État en comptant jusqu’à huit : Ferrare, Bologne, Pérouse, Fermo, Camerino, Urbino, Macerata et, bien sûr, la capitale.
Un paysage où l’identité d’un territoire était liée à une capitale, à laquelle s’identifiaient même les habitants des campagnes les plus reculées, où les limites des réalités administratives n’étaient guère plus que provinciales, où les cités subiectae immédiates, si fières d’un passé glorieux, ne devaient obéissance qu’au Pape.
La Révolution française a brisé l’ancien système avec les idées de l’étatisme transalpin et la période ultérieure de la soi-disant « Restauration » n’a pas pu reproposer – certainement avec les adaptations nécessaires aux nouvelles circonstances – l’esprit de la souveraineté médiate et des autonomies médiévales. Même dans les États pontificaux, il était difficile de voir cette volonté décisive de reconstruire un tissu qui avait apporté tant de paix et de prospérité dans le passé et, également complice d’une certaine soumission culturelle du monde catholique à certaines idées des Lumières, on poursuivait, quoique timidement, un modèle de « modernisation administrative » qui regardait peut-être trop les pressions européennes et pas assez la vieille tradition d’équilibre entre le centre et la périphérie. Rien de comparable, cependant, à la tempête idéologique de l’ère « unitaire » qui s’abattra avec toute sa férocité sur l’État pontifical, bouleversant son ordre territorial séculaire.
Toujours en 1832, le cardinal Tommaso Bernetti écrivait : » Tous les cas et controverses relatifs aux changements territoriaux concernant des agrégations ou des séparations de communautés (…) seront résolus par les délégués respectifs (…) après avoir exploré le vote des populations concernées » [26]. Quelques années plus tard, au lendemain de l’unification de l’Italie, les provinces de Frosinone, Velletri, Civitavecchia, Orvieto, Viterbo, Camerino, Rieti, Fermo et Spoleto sont supprimées, au mépris des plaintes de la population. Pour le soi-disant « État moderne », l’idée conçue à un bureau l’emportait sur la réalité et, en fait, des territoires connexes étaient démembrés et des paysages différents étaient unifiés, dans le mythe, partagé seulement par les cartographes, de dessiner des régions inexistantes[27].
Don Stefano Carusi
La troisième partie à suivre : Usages civiques. Protection des pauvres.
[1] G.M. VARANINI, L’organizzazione del territorio in Italia : aspetti e problemi, in La Società Medievale, édité par S. Collodo et G. Pinto, Bologna 1999, pp. 135 ff.
[2] Ibidem, p. 161.
3 Ibidem, p. 162.
[4] Ibidem, p. 168.
[5] Ibid, p. 169.
[6] D. Waley, Lo stato papale dal periodo feudale a Martino V, cit. p. 295.
[7] E. Saracco Previdi, Descriptio Marchiae .Anconitanae, Dep. di Storia patria per le Marche, Ancona 2000, p. XXI ; pour l’œuvre du cardinal d’Albornoz voir aussi P. Colliva, Il Cardinale Albornoz, lo stato della Chiesa, le Constitutiones Aegidianae (1353-1357), Bologna 1977, avec en annexe le texte vernaculaire des constitutions de Fano du ms Vat. Lat. 3939, Bologna 1977.
[8] P. Sella, Costituzioni Egidiane dell’anno MCCCLVII, Roma 1912, pp. 233 ff.
[9] Ibidem.
[10] Ibidem, et pp. 84 et suivantes.
[11] Ibidem. Pour une discussion plus détaillée de cette question, voir Colliva, op. cit.
12 J.C. Maire Vigueur, Comuni e Signorìe in Umbria, Marche, Lazio, in Storia d’Italia, cit. I comuni nel periodo consolare e podestarile, pp. 383 ff.
[13] Ibidem, p. 383-384.
14 B.G. Zenobi, « Le ben regolate città », modelli politici nel governo delle periferie pontificie in età moderna, Rome 1994, pp.14-16 et 45-49.
[15] La dévolution du duché d’Urbino n’aura lieu qu’en 1631. Cf. Zenobi, op. cit. p. 95.
[16] Ibid, p. 238.
[17] Voir par exemple le cas de Camerino auquel, même après la dévolution du duché et le passage à la délégation papale, le titre d’État, de ville et de duché a été reconnu, P. Savini, Storia della Città di Camerino, Camerino 1895, passim. L’utilisation de ce terme est très fréquente dans les documents d’archives des villes et en usage général au moins jusqu’à l’avènement de la Révolution française, à partir de la période de la Restauration les mentions deviennent plus rares.
[18] Voir également R. de Mattei, La sovranità necessaria. Riflessioni sulla crisi dello Stato moderno, Rome 2001.
[19] B. G. Zenobi, op. cit, p. 6.
[20] » Sauf substitutions provisoires et très rares ou attributions spéciales de pouvoirs commissariaux exceptionnellement confiés aux titulaires du gouvernement spirituel des diocèses (…) immédiatement disponibles (…) et bien informés des affaires locales « . Ibid, p. 6.
[21] Ibid, pp. 47-48. .
[22] Ibidem, p. 197 et suivantes.
[23] P. Savini, op. cit. p. 180.
[24] B. G. Zenobi, Le ben regolate città, cité, p. 51.
[25] Ibid, p. 7.
[26] Édit du Cardinal Tommaso Bernetti « Dispositions sur l’organisation administrative des provinces », Rome 1831, dans l’imprimerie de la Camera Apostolique, titre I, 4.
[27] Des observations intéressantes à cet égard proviennent également d’autres points de vue, cf. R. Volpi, Le regioni introvabili, centralizzazione e regionalizzazione dello Stato Pontificio, Bologna 1983.